La guerre qui devait durer trois jours dure depuis trois mois. C’est, je crois, le moment de crayonner les perspectives possibles pour son éventuelle fin en regardant, pour commencer, où nous en sommes aujourd’hui.
Trois mois et ça continue. L’armée russe est en train de connaître un fiasco militaire et moral en Ukraine. Mal dirigés, mal approvisionnés, mal motivés et mal équipés, les soldats échouent face à un ennemi considéré comme beaucoup plus faible. Ils ont dû se retirer de leurs positions près de la capitale de Kiev. Ils viennent de se retirer des environs de Kharkiv, deuxième ville de l’Ukraine et ont laissé l’armée ukrainienne arriver à la frontière des deux Etats. Et ce qui avait été prévu comme blitzkrieg s’est transformé en une guerre d’usure. Car l’armée russe s’est découverte être une armée « Potemkine ». Les causes ? La corruption systémique et le mensonge aux dirigeants civils et militaires qui est l’état normal des affaires dans une autocratie kleptocratique. Des équipements essentiels ont été volés, vendus ou tout simplement jamais fournis. La dictature de M. Poutine avait rétabli et réaffirmé les traditions soviétiques de ne jamais prendre d’initiative, d’attendre toujours les ordres, de faire le moins possible pour satisfaire les chefs et de ne pas prendre de responsabilités. L’obéissance et l’évitement des responsabilités sont allés si loin que, confrontés à des défenseurs ukrainiens acharnés et à des problèmes logistiques et toute sortes d’autres imprévus, les soldats et les commandants russes se sont retrouvés incapables de réagir.
Avant d’essayer de crayonner un avenir probable pour ce qui se passe en Ukraine (et en Europe), il me semble utile de faire le point sur la situation actuelle. Comme toujours, regardons les chiffres :
Que comprend-on quand on compare le total des pertes (24.02 – 17/05, colonne 17.05) avec les pertes du dernier des trois mois de la guerre (colonne ∆/30j.)? L’armée russe perd deux types d’équipements (les tanks et les drones) en nombre plus important que la moyenne des pertes depuis le commencement de la guerre. Les pertes des systèmes d’artillerie, les véhicules blindés, les véhicules divers sont quasi constantes tandis que beaucoup moins d’avions sont perdus. En clair (i) l’aviation russe n’est plus autant active car elle n’a pas la maitrise du ciel (qui semble être celle de l’Ukraine, avions, missiles Stinger, S-300), (ii) les diverses tentatives d’offensives pour conquérir du territoire utilisent toujours des tanks, cibles préférées des drones ukrainiens et des missiles anti-char (Javelin, NFL, Panzerfaust, et même Milan !) et (iii) l’utilisation des missiles de croisière (comptez 1,5 millions de $ l’exemplaire…) et de l’artillerie lourde conduit à la destruction systématique d’infrastructures immobilières sans faire de différence entre théâtres, hôpitaux, écoles, musées, immeubles administratifs ou d’habitation. Ce qui permet à l’armée russe de réduire ses pertes en soldats car ayant vu se réduire (morts, blessés, etc.,) ses forces de 25 à 30% des effectifs initiaux, elle se retire de certaines zones car incapable de maintenir sa présence (autour de Kharkiv, par exemple, où ne pouvant pas résister à une contre-offensive ukrainienne elle s’est retirée derrière la frontière des deux Etats !). Mais ce qui résulte, aussi, de la comparaison évoquée, c’est que tant que l’Ukraine est assurée d’une fourniture suffisante d’armes par les pays qui se sont déclarés solidaires d’elle, le poids de l’incertitude concernant l’issue du conflit pèse sur la capacité de la Russie de faire face à ce qui lui serait nécessaire pour continuer la guerre. Mais là …
« Les fabricants d’équipements russes relativement high-tech, qui ont travaillé en coopération avec des fournisseurs mondiaux et des entreprises technologiques mondiales souffriront le plus. Cela ne se fera pas rapidement, mais toute l’industrie liée aux équipements pétroliers et gaziers suivra également cette tendance.
Il y a beaucoup de composants importés et les fournitures de la Chine ne pourront pas tout remplacer, parce que l’équipement de haute technologie le plus avancé pour l’industrie pétrolière et gazière a été entièrement importé ou contenait une proportion très élevée de composants importés.
Je crois que beaucoup de gens seraient surpris d’apprendre que nous cultivons même des pommes de terre à partir de semences importées. E. Zubarewich, Professeur Economie Université de Moscou (Memri, 18.04.22).
Les sanctions économiques imposées au pays à la suite de son invasion ont eu déjà des effets dévastateurs, susceptibles d’être ressentis par les citoyens russes pour les décennies à venir, selon un rapport du 14 mars de la CNBC (www.cnbc.com). Selon ce rapport l’économie russe pourrait reculer de 30 ans au fur et à mesure que le rouble russe s’effondrerait (maintenu aujourd’hui artificiellement car, pratiquement, non convertible), certains estimant que le niveau de vie de la Russie pourrait être abaissé sérieusement pour les cinq prochaines années. Le tout conduisant à un décrochage total des perspectives russes et ukrainienne. Les Russes disent approuver la guerre dans les sondages, mais ils ne font rien en tant que citoyens pour aider leur pays à la gagner car ils la considèrent dans leur for intérieur, injustifiée. La société civile russe, telle que M. Poutine l’a amenée à être, est largement, sans doute, contre l’injuste d’agression par lui décidée. Lorsque l’Ukraine émergera de la guerre défensive avec une société civile renforcée, la Russie sera plongée de plus en plus profondément dans l’abîme d’un régime autocratique. Les Ukrainiens apprennent qu’il faut se réunir en tant que citoyens pour résoudre les problèmes concernant l’intérêt supérieur du pays et que cela mène au succès. Les Russes constateront qu’il n’y a pas de grand bien dans une dictature diabolique et que le fait de s’unir en tant que citoyens mène à la prison ou pire encore.
Un mot encore. Les soucis de la Russie ne font que commencer. Economie fondée, essentiellement, par l’exploitation de ressources naturelles (pétrole, gaz, charbon, métaux rares, etc.,) elle est, cependant, d’une complexité plus grande que celles des pays occidentaux : important l’essentiel des produits high-tech nécessaires pour l’armement, par exemple, ou pour les voitures ou 70% des produits alimentaires (?!) l’économie russe est structurellement complexe. C’est le moment de se souvenir de Sénèque (1er siècle ap. JC) qui avait énoncé un concept valide pour nos jours. On le comprend en regardant la « courbe de Sénèque » qui dit « un système de plus en plus complexe se développe lentement dans le temps mais si des facteurs perturbateurs importants interviennent il va décliner à grande vitesse ».
L’économie russe qui, depuis le changement de régime, s’est développée constamment, va se voir (en partie) détruite d’une manière rapide suite à ce qu’elle endure, suite aux sanctions et aux pertes subies à partir de l’agression dictée par M. Poutine. C’est écrit sur les murs !
Bon, militairement et économiquement les choses ne se passent pas bien pour la Russie. Que faut-il en conclure ?
La raison nous commande d’accepter qu’il n’y a que trois perspectives possibles pour ce que l’on constate aujourd’hui : (a) la Russie gagne la guerre, (b) la Russie perd la guerre, (c) la Russie (et l’Ukraine) acceptent un « pat » (référence échecs) :
A. Rien ne peut faire croire à une telle éventualité mais, n’insultons pas l’avenir. Sortie exsangue de cette guerre, la Russie (surtout si M. Poutine reste en place jusqu’en 2036, comme la nouvelle constitution lui en donne le droit) n’aura de hâte que de pousser ses avantages : un climat de guerre (froide ? chaude ?) prenant comme otages les pays baltes, la Pologne ou la Roumanie, imposant à l’Europe (avec l’accord tacite de ses dirigeants, surtout allemands et français) un climat guerrier et utilisant tous les moyens possibles pour des chantages économiques (énergie, matières premières, import/export, etc.,). Mais, d’un autre coté, occuper l’Ukraine lui demanderait des ressources (personnel, équipements, armement, etc.,) dont elle ne dispose (et ne disposera) pas. Et si elle continue, comme aujourd’hui, de transformer les villes de l’Ukraine en désert, elle ne trouvera même pas la possibilité d’y rester. Le « génocide » qui s’ensuivra, car il y a quand même plus de 40 millions d’ukrainiens, ne pourra jamais être « digéré » par les 145 millions de russes qui seront réduits à vivre comme leurs grands-parents pendant la deuxième guerre mondiale. Bien sûr, le chantage nucléaire (déjà annoncé par M. Poutine et M. Lavrov) face à une Europe dont les penchants « munichois » se manifestent chaque fois qu’un danger sérieux se profile à l’horizon a de quoi, naturellement, nous faire peur : vivre en Europe sous la menace nucléaire d’une Russie aux abois, ce ne sera pas une partie de plaisir. Et espérer qu’une Europe armée militairement pourra s’opposer, frontalement, aux 6.000 engins nucléaires russes (auxquels on oppose, aujourd’hui, les 300 français) c’est prendre des vessies pour des lanternes, n’est-ce-pas ?
B. L’éventualité d’une perte de la guerre pour la Russie, curieusement, semble faire plus peur en Europe que celle de la trouver victorieuse. Mais rappelons-nous que M. Poutine a mal jugé l’état du pays qu’il agressait : il n’attendait pas d’être libéré par les soldats russes. Tant que la Russie sera considérée, à juste titre, comme ayant agressé un pays qui ne la provoquait pas, un voisin pacifique, lui infligeant des souffrances humanitaires massives et de nombreux crimes de guerre, l’indignation (presque) universelle sera un obstacle à toute politique étrangère russe à l’avenir, qui essayera de revenir à une forme, disons, d’impérialisme au moins visant l’horizon géographique proche. Et, ce que l’on voit déjà, la destruction de toute approche démocratique pour la société civile russe dans le cadre d’une économie de subsistance d’une effrayante permanence. Certes, il lui restera l’éventuelle aide des pays comme la Chine ou les « non-alignés » (Inde, Pakistan, Égypte, Brésil). L’Europe ? Elle était convaincue, au départ, que la guerre allait se terminer rapidement, avec une frappe foudroyante qui décapiterait le gouvernement ukrainien ou le ferait capituler, après quoi Moscou imposerait la neutralité à l’Ukraine ou établirait une suzeraineté russe sur le pays. Une violence minimale aurait conduit à des sanctions minimales pour montrer que l’Europe n’accepte pas le changement des frontières par la violence. Mais les choses s’étant mal passées pour la Russie, avec le courage que lui inspire une certaine pusillanimité, l’Europe s’est trouvé, tout d’un coup, prête à faire front au crime de M. Poutine. Tout en se disant, face à cette éventualité (esprit de Munich) avec en pointe, Olaf Scholz et Emanuel Macron, qui (on se demande pourquoi) promeuvent une attitude, coute que coute, qui vise à sauver la face de M. Poutine pour que les choses s’arrangent. Pour ne pas humilier ni la Russie ni M. Poutine. Qui n’en a pas besoin, qui s’en fout comme d’une guigne de ce que ses deux défenseurs lui proposent. Et que l’Ukraine, par la bouche de V. Zelelenski reprouve ouvertement : « Macron voulait voir des résultats dans la médiation entre nous. Il ne les a pas trouvés de notre côté. Il ne les a pas obtenus de la Fédération de Russie et m’a suggéré certaines choses liées aux concessions sur notre souveraineté afin d’aider Poutine à sauver sa face. Je ne pense pas que ce soit très correct. Nous ne sommes pas prêts à aider quelqu’un à sauver quelque chose et à perdre nos territoires pour cela. » (VZ – interview avec RAI-Italie, Interfax-Ukraine 13.05.22)
C. Trouver les éléments possibles pour un « pat » ? Les difficultés majeures évoquées auxquelles la Russie aura à faire face pourraient dicter à M. Poutine soit (x) de clamer « victoire » en annexant les deux républiques fantoches du Donbass » et en décrétant un cessez-le-feu que l’Ukraine pourrait accepter, détruite à moitié (ou à trois-quarts) comme elle est, soit (xx) « céder » à l’insistance de multiples intervenants et faire une pause pour retrouver des ressources pour continuer la guerre. Tout en menaçant d’utiliser des armements dont personne ne dispose (comme il le dit à répétition).
oooo
Les « experts stratégiques » (ceux qui se sont trompés depuis le début de la guerre) ont de plus en plus le sentiment que l’Ukraine pourrait gagner la guerre. Ceci fournirait une raison à M. Poutine pour continuer la guerre. Car, par delà ce qui se passe en Ukraine ou, même en Russie, il s’agit de la place de ce pays parmi les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, statut de grande puissance, nucléaire de surcroît – un acteur, pour l’instant, incontournable dans les relations internationales. Mais, par-delà l’aspect « Orwellien » de l’attitude de la Russie (tout et son contraire pour quoi on a commencé, qui a promis quoi, qui a fait quoi) il lui sera impossible de ne pas constater que ce qu’elle demandait et en vertu de quoi elle a agressé l’Ukraine n’est pas obtenu. Réduire l’importance de l’OTAN, faire sortir plusieurs pays de la zone de confort « otanien » pour qu’ils se trouvent neutres ou dépendants de la Russie, etc.,) n’est plus de mise : Finlande et Suède (neutres depuis des lustres) viennent de demander l’entrée dans l’OTAN. l’Allemagne (tête de pont de la soumission de l’Europe à Monsieur Poutine via les fournitures d’énergie) qui décide de s’armer pour 100 milliards d’euros et qui a suspendu, sine die la mise en marche du fameux Nord-Stream 2. En espérant faire oublier que par sa « Ost Politik » et avec la contribution de Mme Merkel elle a amenée l’Europe dans une impasse.
Cette guerre a mis fin à beaucoup d’incertitudes. L’OTAN est unifiée, l’Europe de l’Est est plus engagée que jamais envers l’alliance. Une (très) éventuelle victoire de M. Poutine ne pourra être que pyrrhique car l’Europe est en train de se séparer de l’énergie russe, et les sanctions paralysantes sur la Russie réduisent sa capacité de créer de nouvelles crises. Un avenir meilleur pour l’Europe ?