A suivre ce qui se passe en Ukraine, au jour le jour, on perd – d’une certaine manière - la vue d’ensemble. On a compris, à présent, que la guerre en Ukraine, en réalité, préfigure la guerre en Europe. Même plus, l’Europe est en guerre. Avec le courage de la Pologne et des pays baltes qui, comprenant les enjeux, assurent un partenariat d’aide évident à l’Ukraine et avec l’esprit de Munich (pour faire simple) des deux plus grands pays de l’Europe, l’Allemagne et la France. Et nous sommes 100 jours après que tout a commencé. Un bilan ?
La barbarie en marche
Pour une fois je commence par la conclusion, évidente depuis des semaines : une mauvaise armée a reçu l’ordre de faire quelque chose de stupide. En clair, occuper deux tiers de l’Ukraine en quelques jours, « dénazifier » une grande partie de ses 45 millions d’habitants, la démilitariser et empêcher son adhésion à l’OTAN et/ou à l’Union Européenne. Comment ? En utilisant le concept de base des armées russes depuis le 19ème siècle - tout détruire sur son chemin à l’aide de la force brute de l’artillerie lourde (et depuis la deuxième guerre mondiale) les bombardements et les fusées, visant, surtout, les infrastructures immobilières civiles pour faire fuir les habitants ou les ensevelir dans les décombres.
Le résultat ? Rien ne parle mieux que la comparaison de la situation au commencement de la guerre avec celle d’aujourd’hui, 100 jours après :
Regardez les prises de terrain en Ukraine de l'armée russe au 25 février et la situation actuelle, 100 jours après. En ayant présent à l’esprit qu’entre les deux dates l’armée russe a perdu :
Tout ça pour ça ? Avant le commencement de la guerre, la Russie détenait indirectement (par supplétifs commandés - une partie de la population russophone ayant créé deux républiques fantoches au Donbass) et directement (après avoir occupé et puis annexer la Crimée) environ 15% (Crimée et Donbass presqu’en totalité) du territoire de l’Ukraine. 30.000 morts (soldats) plus tard et, grosso-modo, probablement 60 à 70.000 blessés (soit la moitié des 200.000 soldats lancés dans une guerre pour laquelle ils n’étaient pas préparés) la Russie détient, aujourd’hui, environ 20% du territoire de l’Ukraine.
Depuis que j’ai commencé à écrire sur la guerre en Ukraine (l’Europe en guerre) je n’arrête pas de dire que M. Poutine a perdu sa guerre. Je précise que, par rapport aux objectifs imposés comme buts de guerre à ses armées, il n’a -pratiquement- rien obtenu. Et pourtant, des voix en Europe (et pas des moindres) s’efforcent de nous convaincre que (a) l’Ukraine ne peut pas gagner la guerre et que (b) il faut trouver une sortie honorable pour M. Poutine (pour la Russie) pour leur éviter « l’humiliation »
Cela étant, la Russie continue. Ce qui est incompréhensible c’est qu’elle continue de ruiner la viabilité économique des régions qu’elle a capturé. L’armée russe vient de détruire l’usine de production d’engrais « azotés » à Severodonetsk le 31 mai ce qui a provoqué la diffusion de fumées toxique d’acide nitrique. L’usine était une ressource économiquement importante pour Severodonetsk et la région de Lougansk et il aurait été prudent de l’épargner et de prendre le contrôle des capacités de production car l’Ukraine est un des grands producteurs d’engrais. Ils ont fait de même en détruisant l’aciérie d’Azovstal à Mariupol, qui avait une importance industrielle considérable pour l’Ukraine et aurait pu être exploitée économiquement par les occupants russes. Ce qui paraît imbécile ce n’est que la conséquence du concept de base de l’armée russe « tout détruire sur son chemin à l’aide de la force brute de l’artillerie lourde »
La Russie continue mais le temps presse pour une nouvelle offensive car l’armée ukrainienne tentera de maintenir/accroître l’avantage obtenu à ce jour et d’aller de l’avant. L’Ukraine agira, probablement, rapidement dans les prochaines semaines, car le moral de la population est excellent. Certes, chaque semaine de statu quo détériore la situation économique de l’Ukraine et pourrait causer des milliers de morts civiles. Mais elle est en train d’obtenir (de ses partenaires occidentaux) des armes de plus en plus lourdes et efficaces auxquelles la Russie n’a pas grand-chose à opposer, à l’exception de fusées hyper barriques ou des missiles de croisière (qui coûtent 1,5 millions d’euros pièce). En clair, la Russie n’a peut-être aucun moyen d’accroître considérablement sa pression militaire sur l’Ukraine. Car pendant ce temps, les pertes s’accumulent, et à l’intérieur de la Russie, l’attitude envers la guerre change lentement – de plus en plus de militaires refusent d’être envoyés en Ukraine, et plusieurs centres de recrutement militaire ont été incendiés dans tout le pays. De plus, l’élément humain affecte, déjà, les capacités de l’armée russe : remplacer les, environ, 100.000 soldats sortis de la guerre (morts et blessés) avec quelques 20.000 mercenaires syriens, le groupe Wagner ou des tchétchènes ne fait qu’augmenter l’insubordination parmi les troupes et, partant, l’inefficacité opérationnelle de l’armée. Un rappel : la perte d’environ 1.400 chars d’assaut veut dire la perte de 6 à 7.000 tankistes. Et si la Russie a encore des tanks (surtout en prenant ceux de la Biélorussie soumise à M. Poutine pour les amener en Ukraine) elle risque de manquer de tankistes.
De plus, pour augmenter le nombre de soldats en Ukraine la Russie devrait décréter une mobilisation ce qui l’obligerait à changer le nom de son opération militaire spéciale actuelle en guerre contre l’Ukraine. Mot proscrit par M. Poutine.
Et puis l’économie. En partant de la conclusion qui figure dans le commencement de ce texte on peut, sans risquer de se tromper beaucoup, que ce n’est pas toujours dimanche en Russie. Surtout si on se souvient que plus de 1.000 sociétés étrangères (et pas des moindres – comme Renault qui employait plus de 150.000 personnes ou McDonald -30.000 personnes) ont déjà quitté la Russie et que les 70% des produits de consommation courante qui venaient de l’étranger viendront de moins en moins. Plus de la moitié (50,2%) des entreprises étrangères ont déjà annoncé leur retrait du marché russe, 21,2% ont réduit leurs opérations actuelles et retenu de nouveaux investissements. (Kyiv School of Economics). De plus, des branches entières de l’industrie manufacturière (automobile, aviation, exploitation minière, y compris la fabrication de tanks) sont en train de s’arrêter faute de composants (surtout électroniques) venant de l’Ouest – Prof. N. Zubarewitch, Université de Moscou, 19.04.22.
Non, ce n’est pas toujours dimanche pour cette pauvre Russie que M. Poutine, sujet sans doute, à un rêve de grandeur, vient de se transformer, rapidement, en paria de la communauté mondiale des pays développés. Ce qu’elle sera pour les années à venir.
Et c’est dans ce paysage sombre, que M. Poutine s’est créé tout seul, qu’une partie de l’Europe vaut lui sauver la face ! Pour ne pas l’humilier.
D’un côté, le Chancelier allemand qui, tout en protestant en public de sa solidarité avec l’Ukraine, a retardé/réduit les fournitures d’armes (mais il a livré de fusées anti-char datant de1970 –stocks de l’Allemagne de l’Est avant la réunification) mais promet d’en livrer en juillet des armes lourdes …
D’un autre côté, le positionnement de la France, qui appelle encore à la négociation avec la Russie, n'est-il pas celui déjà pris pour les accords de Munich, avec la suite que l'on sait ? En clair, qu'attend réellement notre Président d'une négociation dans laquelle l'une des parties n'a aucune demande légitime ? Entre l’Ukraine agressée et la Russie qui détient illégalement une partie du territoire de son voisin quelle est la ligne de partage à laquelle la France voudrait arriver ? Il ne nous l’a pas encore dit. Curieux, non ?