Comment écrire sur l’Ukraine sans passer pour un «va-t’en» guerre, comment écrire sans passer pour un contempteur des alliés occidentaux qui aident ce pays à se battre avec une main liée dans le dos ?
Ayant promis de le faire, je vais donc essayer.
Tout d’abord, parlons un peu de l’agresseur. Car si, quand même, on a réussi dans tous les forum/assemblées/organismes politiques à se mettre d’accord sur quelque chose, on a fini par nommer un chat un chat et la Russie, agresseur. Certes, de coryphées de la paix comme le président du Brésil ou des «présidents» d’Afrique tout frais nommés par des juntes militaires ont encore du mal à s’y joindre. Pas grave, le monde tourne sans eux.
Pour éviter de répéter les buts annoncés par M. Poutine pour justifier l’invasion de l’Ukraine avec 180.000 soldats, résumons le commencement en disant que l’armée russe a structuré son invasion en supposant que les choses avaient été préparées par un travail de sape préalable, que la résistance serait faible et isolée, et que les opérations de combat pourraient être rapidement conclues. Ne tardons pas à détailler le contraire, regardons seulement la situation 18 mois après le 24 février 2022. Selon les données ukrainiennes (corroborées en tout ou partie par des sources indépendantes) l’armée russe aurait perdu, à ce jour : 271790 soldats (morts ou blessés) 4 616 chars d’assaut, 8 824 véhicules de combat blindés, 8 525 véhicules et réservoirs de carburant, 5 988 systèmes d’artillerie, 774 systèmes de lance-roquettes multiples, 521 systèmes de défense aérienne, 315 avions, 316 hélicoptères, 4 738 drones et 20 navires ou bateaux de guerre. Et Forbes évalue les pertes/coûts de l’aventure russe mal préparée selon :
Presque 300.000 soldats hors de combats et 167 milliards de $ de dépenses sur le front (selon des calculs savants au moins autant en dépenses internes en partie dues aux sanctions instaurées par des puissances occidentales) ce n’est pas rien, non ?
Mais, par delà les pertes du front, ce qui se passe à l’intérieur de la Russie est plus qu’important. Tout d’abord la sortie de la majorité de sociétés occidentales qui y travaillaient. Le départ de plus d’un million de cadres techniques craignant la mobilisation. La rupture des cycles d’approvisionnements en composants électroniques venant de l’Ouest. Les sanctions qui créent, souvent, des difficultés insurmontables (pièces de rechange pour les avions, équipements pour l’extraction du pétrole/gaz, etc., etc.,). Et aussi la dévaluation de la monnaie : regardez le cours rouble/dollar de janvier 2023 à ce jour :
Pour ceux qui prétendent que la Russie a les moyens de résister et que la guerre ne lui inflige pas des difficultés importantes il y a, je crois, matière à y réfléchir un peu plus. Par exemple, quand on sait qu’une composante importante (4 à 5 millions de personnes) de la force de travail russe est originaire d’Asie centrale (Ouzbékistan, Kazakhstan, Tadjikistan, etc.,) et qu’un mouvement de désengagement est en cours car le dollar vaut, presque, deux fois plus qu’en janvier et que les gens sont payés en roubles. De plus, l’inflation : la Banque Centrale russe vient de relever ses taux d’intérêt de 12% à 13% vendredi, affirmant qu’elle restait préoccupée par une spirale inflationniste qui s’implanterait dans l’économie russe.
Bon, où en sont les choses aujourd’hui ? Après une offensive réussie l’année dernière pour éloigner les troupes russes de Harkov et, surtout, Kiev, une nouvelle offensive ukrainienne a été lancée fin mai. Après une pause de plus de huit mois pendant lesquels l’armée russe a consolidé ses positions en créant trois lignes de défense (plus d’un million de mines sur la ligne de front de plus de 1.000 km, des «dents de dragon» - petites pyramides de béton armé - et des tranchées minées aussi).
L’armée ukrainienne, dont la résilience, la bravoure et la capacité d’innover ont ébloui des observateurs préparés au contraire, vient de traverser, sur quelques km de large, la première ligne de défense (champs de mines). Elle vient d’atteindre la deuxième ligne de défense de la Russie, et il est "réaliste" (disent les experts américains et anglais) de penser que les troupes ukrainiennes puissent percer toutes les lignes défensives de la Russie dans le sud de l’Ukraine d’ici la fin de 2023. Les Ukrainiens savent qu’ils ont besoin d’un succès significatif sur le champ de bataille pour s’assurer le soutien continu de l’Occident et par conséquent, ils sont susceptibles de tenter une grande avancée. Le mouvement auquel on assiste serait de percer les défenses russes pour arriver/contrôler une rive de la Mer d’Azov pouvant ainsi couper la liaison terrestre entre la Russie et la Crimée.
Deux facteurs inquiétants - des munitions limitées (car les alliés ne réussissent pas ou ne veulent pas -disent certains- livrer tout ce dont ils ont besoin et la détérioration du temps qui pourraient rendre cela "très difficile." Il semble qu’il soit juste de dire que l’on entre dans une phase décisive. Il est difficile d’estimer quand l’opération offensive pourrait culminer ou se terminer, car ces choses ont tendance à ne pas se dérouler de manière linéaire. Les objectifs initiaux de l’offensive semblent avoir été d’arriver à Melitopol, de perturber les lignes de communication terrestres russes près du littoral de la mer d’Azov et, idéalement, d’y arriver. Ces objectifs maximaux semblent pouvoir être atteints, regardez la carte des opérations.
J’ai écrit «des munitions limitées» Je crois qu’il y a plus à dire. Depuis le commencement, les alliés occidentaux ont apporté leur aide non pas quand l’Ukraine le demandait mais plus tard, après moult discussions sur l’opportunité, les risques et les besoins réels. Cela a été le cas pour des systèmes d’artillerie moderne, pour les fusées de précision pour de longues distances, pour les chars d’assaut de fabrication récente et, dernièrement, pour des avions F-16 demandés depuis 2022, approuvés en juillet 2023 et qui arriveront, probablement, à l’automne de 2024 ! Convenons (tout en n’étant pas des experts militaires) que lancer des offensives sans avoir de couverture aérienne contre une armée qui a consolidé ses positions pendant une année c’est une galéjade. Pourtant (c’est pour cela que j’ai dit qu’on oblige l’armée ukrainienne à se battre avec une main dans le dos) elle continue à réclamer (puisque les alliés se disent solidaires de l’Ukraine) l’expansion et une amélioration de l’entraînement occidental pour maintenir la qualité et la reconstitution de ses forces. Comme la liste d’équipements de mobilité protégée, les véhicules utilitaires légers, les drones, l’équipement de déminage, la vision nocturne et la formation pour utiliser efficacement tout ce qu’elle reçoit. Je l’ai déjà noté, par ailleurs, le PIB des alliés de l’Ukraine est 25 fois supérieur à celui de la Russie. En clair, les alliés occidentaux ne manquent ni de ressources, ni de capacités de production, ni de moyens de transport pour aider l’Ukraine. Seulement, de temps en temps, de volonté pour le faire. Cela est d’autant plus important que la stratégie de la Russie est de prolonger la guerre et de la rendre coûteuse car M. Poutine se fiche comme d’une guigne des difficultés du russe lambda. Il est parfaitement visible que la Rusie tente de détruire la viabilité de l’Ukraine en tant qu’État. Elle espère pouvoir, lentement, épuiser aussi la volonté politique occidentale. La Russie n’a pas de bonne stratégie pour gagner la guerre. Son armée manque vraiment de potentiel offensif, elle le montre depuis 18 mois au grand étonnement de l’Occident. La probabilité de la voir prendre plus de territoire ukrainien est très faible, même pour atteindre les objectifs de guerre les plus minimes de la capture du Donbass. Regardez le graphique qui suit : si entre février et avril elle avait acquis presque 30% du territoire ukrainien elle n’en garde aujourd’hui que moins de 18%
Mais les dirigeants russes n’ont pas renoncé à leur objectif de détruire l’Ukraine, et ils vont dépenser beaucoup de ressources pour ce faire. Et devant l’entêtement russe on constate, en Occident, deux formes de possibles renoncements. Des critiques qui se présentent souvent sous la forme de fuites anonymes «d’officiels», qui soutiennent parfois que l’Ukraine ne pourra pas supporter la masse des forces et les victimes inhérentes à un réel assaut russe, qui se prépare, avec 500.000 soldats et/ou des moyens nucléaires tactiques. Sans tenir compte des contraintes réelles qui pèsent sur la capacité de l’armée russe à employer des forces de cette nature. Ou les États-Unis qui ont mal interprété le concept de base des offensives ukrainiennes comme un échec à engager des forces sur un seul objectif, en oubliant qu’ils ne disposent ni d’une artillerie supérieure à celle de la Russie ni de moyens aériens. De plus les défis que doit relever l’Ukraine pour accroître son utilisation des forces ne peuvent être surmontés par quelques mois de formation et des équipements occidentaux qui sont livrés à la petite semaine car, une fois l’Allemagne ne veut pas livrer des tanks et une autre fois M. Biden accepte de livrer de F-16 12 mois après qu’ils ont été demandés. L’armée ukrainienne excelle dans la défense mobile et positionnelle et c’est ainsi qu’elle se bat.
Alliés Occidentaux : si, au départ les Etats Unis étaient en pointe pour l’aide à l’Ukraine (ce qui se traduisait dans les médias pro-russes, mais pas seulement, par «guerre des Etats Unis contre la Russie en Ukraine») les choses sont en train de changer. Le total des engagements de l’UE est désormais presque le double de celui des États-Unis. En ajoutant d’autres pays d’Europe occidentale qui ne font pas partie de l’UE (Royaume-Uni, Norvège, Suisse), l’écart se creuse davantage. Plus précisément, le Tracker (Kiel Institute 07.09.23 – MB) énumère un total de 156 milliards d’euros d’engagements de tous les principaux donateurs européens (UE et hors UE), contre moins de 70 milliards d’euros par les Etats-Unis.
Malheureusement, notre pays, dont le Président n’arrête pas (une fois qu’il a changé du tout-au-tout sa position vis-à-vis de M. Poutine) de jurer sa solidarité avec l'Ukraine, ne fait pas partie des 10 premiers pays pour l’aide évaluée en % du PIB. Certes, on sait que la France à fourni 18 cannons Caesar et une quarantaine de chars sur roues (sortis de la dotation de l’armée depuis les années 80) et des fusées SCALP mais pas plus.
ooo
"Nous devons nous préparer à une longue guerre en Ukraine" nous dit M. Stoltenberg, Chef de l’OTAN (BFM-TV, 17.09.23). Regardez ce que l’Ukraine a réussi de récupérer/libérer comme territoire en 18 mois (environ un tiers de ce que la Russie avait conquis):
En envahissant l’Ukraine, M. Poutine a cherché de rétablir le statut de superpuissance de la Russie. Aussi longtemps que l’Occident aidera l’Ukraine et continuera à durcir les sanctions, cela sera impossible. Il doit le savoir mais s’il avait une alternative il aurait suggéré un/des moyens pour un dénouement pacifique. Il n’a pas d’alternative et, nonobstant les voix de l’Occident qui susurrent que l’Ukraine devrait accepter les conditions de M. Poutine (se voir amputée d’un cinquième de son territoire et peiner ensuite pendant des dizaines d’années à refaire son économie), la guerre devra continuer jusqu’à la défaite de la Russie. N’ayons pas peur de la souhaiter, elle arrivera. Et Monsieur Poutine ? Il s’est avéré être un chef insensé (soyons miséricordieux). Il est en train de détruire la chose qu’il voulait agrandir. Sa tentative de recréer un empire creuse la tombe d’une certaine Russie qui ne pourra renaître que des dizaines d’années plus tard après, sans doute, d’autres nombreuses convulsions. Attendons.