130 jours de guerre, plus de 40 fois plus que les trois jours annoncés par M. Poutine en lançant une « opération spéciale » destinée à conquérir Kiev, « dégommer » le gouvernement « illégal, formé de nazis drogués » et pour lancer la dénazification et la démilitarisation de l’Ukraine. Et ce n’est pas demain la veille de son arrêt. Que s’est-il passé
Réflexions sur une guerre pour détruire
Tout d’abord les faits. Le plan de bataille de l’armée russe étant simple - utiliser l’artillerie lourde, les fusées et les bombardements pour tout détruire et faire fuir les habitants- les résultats sont là :
- Mesurée en superficie, la quantité de logements détruits équivaut à 5% des maisons et appartements du pays. Jusqu’à 105 000 véhicules ont été détruits, et la guerre a ravagé quelque 14 % des routes de l’Ukraine. L’Ukraine a perdu plus d’un cinquième de ses établissements de santé. (Kiev School of Economics, 08.06.2
- L’industrie lourde ukrainienne du Sud et Sud-Est du pays est pratiquement intégralement détruite (acier, charbon, chimie, transport, etc.,) conduisant à une crise mondiale de certains produits (engrais, par exemple) tandis que son agriculture est empêchée d’exporter des dizaines de millions de tonnes de céréales conduisant à une crise mondiale de l’alimentation ; ce qui suggère fortement que ce que Moscou cherche à accomplir par ces destructions est le démantèlement, pur et simple, de l’Ukraine en tant qu’État national fonctionnel quel qu’en soit le coût ; il s’agit d’une stratégie qui se reflète dans l’anéantissement des infrastructures, l’élimination de l’industrie, les attaques qui ont ciblé les sites culturels et/ou de santé, l’exode massif intentionnel des Ukrainiens et la démoralisation de la population ukrainienne restante
- L’armée russe aurait perdu, à ce jour, cependant :
- Elle aurait «consommé» env. 25% de ses effectifs totaux car le nombre total des soldats (décédés ou blessées) retirés des effectifs engagés en Ukraine se trouve à un minimum de 75.000 (Le Point 17.06.22)
- La Russie qui détenait, déjà, 14% du territoire de l’Ukraine (Crimée, une partie de Donbass) n’a réussi, à ce jour, qu’á ajouter encore env. 4% du territoire de l’Ukraine qui se voit dépossédée (temporairement ?) de, presque 1/5ème de son territoire (T. Radakin, Chef d’Etat Major des Armées Britanniques).
La Russie est en train de perdre. Après plus de quatre mois de guerre, les fronts ont peu bougé en Ukraine ce qui fait que, probablement, l'armée russe a changé ses objectifs comme ses angles d'attaque : occuper intégralement la Donbass semble être la victoire « d’étape » qui permettrait à M. Poutine de faire une pause. Négociations ? Cessez-le-feu ?
A moins que la guerre ne soit prolongée, pour le Kremlin, le statu quo risque d’être inacceptable. Non seulement l’armée russe n’a pas atteint la plupart de ses objectifs, mais l’Ukraine continue de se rapprocher militairement, économiquement et politiquement de l’Occident. De plus, si elle est équipée d’armes modernes de l’OTAN - artillerie, chars, avions de chasse, missiles antinavires, l’Ukraine semble pouvoir repousser les envahisseurs russes en quelques mois, sinon en quelques semaines. Et puis, le réservoir de soldats ukrainiens (quel qu’en soit leurs grandes pertes -200/jour) recrutés dans une population entièrement disposée à défendre sa patrie, dépasse largement les capacités de « mobilisation » déguisée de la Russie.
Même si l’aide de l’Occident, qui n’est pas à la hauteur des besoins ou des promesses faites, ralentit, les Ukrainiens limiteront probablement la conquête russe au Donbass et dans le Sud. Je veux dire l’aide de l’Europe de MM Scholz, Macron et autres qui est loin de celle américaine : une vingtaine d’avions américains de transport militaire atterrissent tous les jours sur l’aérodrome polonais de Rzeszow chargés d’armes de pointe, contre lesquelles Moscou a peu de chances d’obtenir une avancée militaire efficace, d’autant plus que tous les experts mentionnent la pénurie de munitions de la Russie.
L’hypothèse, donc, d’une reprise des gains territoriaux de la Russie, en signalant au monde que M. Poutine a perdu, pourrait ne sembler pas être hors de portée pour l’Ukraine : la reprise de l’Ile des Serpents en Mer Noire est un exemple récent. M. Poutine aura, de plus, à « avaler » le fait que l’OTAN vient d’inviter la Finlande et la Suède à la rejoindre puisqu’elles l’ont demandé.
Mais l’Europe, et même une partie des Etats Unis commencent à être fatigués de la guerre en Ukraine, ainsi que des répercussions sur des économies chancelantes à peine sortie de la crise due á la pandémie. Des gens sérieux, parmi lesquels Henry Kissinger, Emmanuel Macron, ou John Mearsheimer sont en train d’exhorter l’Occident à faire pression pour un règlement de paix, même s’il s’avère nécessaire de faire des concessions territoriales ukrainiennes – les territoires saisis par la Russie depuis le début de l’invasion. De plus en plus Paris, Rome, ou Berlin, plaident un faux conseil de réalisme politique. Pourquoi?
Parce que l’hypothèse qu’une victoire limitée récompenserait la Russie par des gains territoriaux obtenus par son invasion et conduirait à une paix durable. Mais si on se souvient des déclarations de M. Poutine au cours des deux dernières années son but ultime n’est pas un réajustement limité des frontières datant de l’empire Austro-Hongrois mais l’abolition totale de l’État ukrainien et son absorption complète dans une Grande Russie revigorée militairement. Et personne ne demande aux promoteurs d’une paix des braves (?!) pourquoi M. Poutine oublierait la Moldavie ou les Pays Baltes ? Tout en se souvenant du Mémorandum de Budapest (1994) quand l’Ukraine a renoncé à ses armes nucléaires en faveur d’une garantie de la Russie (!), des Etats Unis et de l’Angleterre contre une éventuelle agression mettant en cause sa souveraineté. C’est dans ce contexte que M. Macron plaide pour que l’on n’humilie pas M. Poutine. Ce qu’il dit c’est que les conditions sévères imposées à l’Allemagne après sa capitulation en 1918 avaient été «une erreur historique» parce que la France voulait humilier l’Allemagne» et que cela a conduit au 39/45. Et il laisse entendre que si la Russie n’est pas traitée avec indulgence maintenant, elle commettra des crimes bien pires à l’avenir, tout comme l’Allemagne l’a fait pendant la Seconde Guerre mondiale. L’analogie de M. Macron me semble particulièrement hors de propos puisqu’elle suppose que la Russie a déjà perdu la guerre. Il est éclairant de regarder les résultats d’une enquête d’opinion faites dans dix pays en Europe (8.000 personnes interrogées) :
Intéressant, non ? Pays qui ont eu affaire avec la Russie voisine et pays d'Occident qui vivent avec le rêve d'une paix parmanente intégrant la Russie.
J'ai laissé pour la fin l’acteur essentiel, M. Poutine. Que n’a-t-on entendu ? Irréaliste, paranoïaque, voulant restaurer l’empire russe (et/ou l’Union Soviétique), ayant autour de lui des nationalistes russes plus déterminés que lui et voulant, tout de suite, la disparition de l’Ukraine et la défaite de l’Occident. Ce que les commentateurs (comme les dirigeants politiques) laissent de côté c’est que M.Poutine, digne épigone de Joseph Staline, a construit un régime totalitaire sur les cendres démocratiques de la disparition de l’Union Soviétique. Et quand on parle de systèmes totalitaires, qui mieux qu’Hannah Arendt peut nous éclairer sur le comportement du Chef? Trois extraits de son livre « Le système totalitaire » (Seuil, édition 1972, p.162, 163, 277) :
Cette liberté qu’il prend par rapport à sa propre idéologie caractérise l’échelon supérieur dans la hiérarchie totalitaire. Ces hommes considèrent toute chose et tout le monde en terme d’organisation ce qui inclut le Chef qui pour eux n’est ni un talisman inspiré ni celui qui a infailliblement raison mais la simple conséquence de ce type d’organisation ; on a besoin non de sa personne mais de sa fonction et, comme tel, il est indispensable au mouvement. Cependant contrairement aux autres formes despotiques de gouvernement où règne souvent une clique tandis que le despote joue seulement le rôle représentatif d’un souverain fantoche, les dirigeants totalitaires sont réellement libres de faire tous ce qui leur plaît et peuvent compter sur la loyauté de leurs proches, même s’ils décident de les assassiner. La raison plus technique de cette loyauté suicidaire, c’est que la succession à la charge suprême n’est réglée ni par l’hérédité ni par d’autres lois. Une révolution de palais réussie aurait pour le mouvement dans son ensemble des résultats aussi désastreux qu’une défaite militaire. Il est dans la nature du mouvement qu’une fois que le Chef a assumé sa charge, toute l’organisation s’identifie à lui d’une manière si absolue que tout aveu d’une faute ou tout changement de titulaire, dissiperait le charme d’infaillibilité qui entoure la charge du chef et signifierait la perte de tous ceux qui sont liées au mouvement. Le fondement de la structure n’est pas la véracité des paroles du chefs mais l’infaillibilité de ses actes. … Ce qui lie ces hommes c’est une croyance ferme et sincère à la toute puissance humaine. Leur cynisme moral, leur croyance que tout est permis repose sur la conviction solide que tout est possible…. Jusqu’à maintenant, la croyance totalitaire que tout est possible semble n’avoir prouvé qu’une seule chose, à savoir : que tout peut être détruit.
Si vous rencontrez M. Macron, offrez-lui le livre d’Hannah Arendt. A Monsieur Kissinger, aussi.